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Dans une région où " même les mémés aiment la castagne ", pour reprendre les paroles du poète toulousain Claude Nougaro, les entreprises de la tech d’Occitanie doivent souvent jouer des coudes pour séduire les investisseurs face à un climat incertain. Et ce, devant la baisse du marché du capital-innovation français constatée sur les deux dernières années. La grande région, comportant treize départements, fusionnant Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon il y a onze ans, constitue la troisième collectivité la plus peuplée de France, avec 6,2 millions d’habitants d’après le dernier bilan démographique de l’Insee. Pourtant, selon le dernier Bilan Venture, basé sur les données compilées de CFNEWS, l’Occitanie se place au sixième rang des régions ayant le plus levé en 2024 avec 196 M€ récoltés, en hausse de 60 %, par les jeunes pousses du cru soit une part de 3,92 % des fonds obtenus sur le segment au niveau national (5 Md€). Paradoxalement, elle perd une place en un an, possiblement imputable à de gros tours comme par exemple celui d’Electra de 304 M€ en avril 2024 dans les Hauts-de-France. De même, l'Occitanie double presque sa contribution des fonds récoltés à l’échelon national, qui était de 2,11 % en 2023 lorsque les start-up tricolores avaient alors levé 5,8 Md€.
Équilibre des filières
L'Occitanie se singularise aussi par un équilibre des filières financées. Toujours suivant les éléments de la base de données de CFNEWS, soixante et une opérations de capital-innovation ont été réalisées sur le territoire depuis le premier janvier 2024. Le secteur du logiciel est beaucoup moins dominant qu'au niveau national mais reste le plus représenté avec 30 % des transactions réalisées sur le territoire, dont la série B de 17 M€ du toulousain Tomorro en mars, quand les éditeurs pèsent 45 % des levées effectuées en France sur la même période d’étude. L’électronique, où le concepteur et fabricant montpelliérain de composants pour semi-conducteurs Semco Technologies vient de lancer la première IPO de l’année, constitue la deuxième force régionale. Avec 18 % des opérations, contre 6 % en France, il contribue à près d’un quart des deals clôturés dans l’Hexagone dans cette thématique. Emmenées par les récents tours de plus de 20 M€ des héraultais Cilcare ou SeqOne, les biotechs occitanes tirent également leur épingle du jeu avec 15 % des opérations régionales soit le double de la moyenne nationale, où elles contribuent d’ailleurs à 16 %. Valeur sûre du territoire, avec des acteurs comme I-Run, Lundi Matin, OneStock ou encore PrivateSportShop, l’e-commerce se situe dans la tendance nationale avec une part de 11 % des transactions (12 % en France). Le secteur médical et le pharmaceutique ainsi que l'aéronautique et l'aérospatial complètent le tableau régional avec chacun 7 % des levées.
Un axe Toulouse-Montpellier
Cet équilibre sectoriel ne se retrouve pas sur le plan géographique quant aux fléchages des investissements. Les deux métropoles régionales polarisent une grande majorité des opérations de capital-innovation. « Toulouse constitue vraiment un écosystème d’ingénierie, dans l’aéronautique et le new space, mais pas uniquement. Cela peut se voir aussi dans la surpondération de la conception et le développement de start-up industrielles ou de deeptech. Sur Montpellier, les réseaux d'innovation se construisent autour d’une série de succès, avec plusieurs entrepreneurs emblématiques pour dynamiser l’écosystème local. Avec quelques très belles sociétés tech qui ont fait des petits », assure Nicolas Iordanov, principal chez Ixo Private Equity, évoquant notamment des entrepreneurs montpelliérains ayant cédé leurs premières sociétés avant d’en créer une nouvelle. La liste comprend des dirigeants montpelliérains tels que Loïc Soubeyrand ayant vendu Teads avant de créer Swile, Bertin Nahum ayant lancé Medtech puis Quantum Surgical, Frédéric Salles, fondateur de Scop3 après Matooma, Rachel Delacour fondatrice de BIME racheté par Zendesk puis Sweep, ou encore Guillaume Bertel à l'origine de Brico Privé et PrivateSportShop. Les deux villes peuvent aussi se targuer d’avoir vu éclore un certain nombre de sociétés tech, à résonance nationale, comme Septeo, Awox, Lyra, Loft Orbital, OpenAirlines, Vogo nées dans les anciennes capitales de Midi-Pyrénées ou du Languedoc-Roussillon. La ville rose a aussi connu toute une vague dédiée à l'IoT, dans le sillage de Sigfox, star déchue de la French Tech sur qui des financiers avaient misé 277 M€, avant que l'opérateur toulousain en redressement judiciaire rejoigne le singapourien UnaBiz monté par des Français. L'investisseur juge l’écosystème montpelliérain plus agile sur les modèles à croissance rapide et attractif pour les fonds. Et ce, avec de fortes dynamiques dans les secteurs de la medtech, du logiciel mais aussi du jeu vidéo. À l’image de Plug in Digital, en LBO avec Bridgepoint depuis trois ans où Ixo s’était en vain positionné.
Un terreau favorable aux jeunes pousses
L’Occitanie constitue un terreau fertile pour l’innovation, dotée d’un appareil de formation constitué de huit universités, 31 écoles d’ingénieurs ou spécialisées (Source : Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche). La région abrite également sept pôles de compétitivité : Aerospace Valley, Agri Sud-Ouest Innovation, Aqua-Valley, Derbi, Eurobiomed, Pôle Mer Méditerranée et Innov'Alliance. Les jeunes pousses peuvent également s'appuyer sur les incubateurs, comme le Business Innovation Center (BIC) de Montpellier. Fondé il y a 35 ans, l’ancien locataire du bâtiment Cap Oméga, situé désormais dans des locaux flambants neufs de 20 000 m² dans le nouveau quartier d’affaires de Cambacérès, a accompagné le lancement de start-up telles que Teads, Expernova rachetée par le groupe Questel, Aquafadas cédée à Rakuten, Axeptio ou encore Matooma. « Chez nous l’écosystème est moins industriel, il n’y a pas de Verkor ou de levées importantes. Il n’y a pas non plus le numérique que l’on peut retrouver en région parisienne. Il y a en revanche des tranches intermédiaires, à l'image de la santé, qui lèvent auprès de fonds étrangers. Le marché arrive à maturité sur ce secteur. Cette année devrait être exceptionnelle », anticipe Frédéric Planche, directeur de la filière NextInnov pour la banque Populaire Sud, ayant accompagné 480 jeunes pousses locales et siégeant également au comité d’experts du BIC.
Émergence d’une filière deeptech
Toulouse dispose pour sa part de Nubbo, demeurant le premier étage de la fusée dans cette terre de l’aérospatiale. Ancien incubateur de la Région Midi-Pyrénées, né il y a 25 ans, et ayant donné naissance à 320 sociétés, la structure a notamment accueilli Micropep Technologies, Delair, Vortex-io, Ascendance Flight Technologies, OneStock ou encore Infinite Orbits, iSYbuy ou Kotzilla. « Ils sont devenus très spécialisés en deeptech. La structuration des pôles universitaires d’innovation voit l’émergence d’une filière au cours des dernières années. Les start-up industrielles dans le secteur de l’aéronautique et du new space restent les principales locomotives de l’innovation à Toulouse. Nous demeurons très thématisés avec un pool gravitationnel autour d’Airbus qui dynamise l’écosystème », indique Maxence Buscato, délégué général de la French Tech Toulouse. Implantée dans le quartier de Montaudran, la couveuse de start-up fait partie des 35 structures nées au début des années 2000 sous l’impulsion du ministère de la Recherche. Portée vers l’accompagnement de projets technologiques avec un modèle économique orienté BtoB, elle couvre essentiellement les secteurs de la biotech, de la greentech et de la santé.
Un amorçage local
Du côté des investisseurs, la région se démarque par la présence d’acteurs locaux bien ancrés sur la phase d’amorçage. Avec en premier lieu les réseaux de business angels, dont les deux principaux, Capitole Angels et Méliès Business Angels, actifs à Toulouse, Nîmes, Béziers, Agde-Sète et Perpignan, fusionneront le 30 septembre, après avoir permis à 110 jeunes pousses de lever 20 M€. Le territoire dispose surtout de deux sociétés de gestion quarantenaires, historiquement positionnées dans le capital-développement qui se sont dotés de véhicule pour l’early stage. D’après la base de données de CFNEWS, Irdi Capital Investissement et Sofilaro parviennent dans le trio de tête, en compagnie de Bpifrance, des acteurs les plus actifs sur le segment en nombre d’opérations effectuées depuis le début de 2024, suivis par des fonds nationaux ou parisiens. Présente à Toulouse, Montpellier mais aussi Bordeaux, la première nommée, fusion d’Irdi et Soridec en 2016, s’est musclée dans le capital-innovation il y a quinze ans avec la création du fonds Irdinov, aujourd’hui à son troisième millésime, plus porté sur la deeptech, puis Aelis Innovation il y a sept ans, axé sur le numérique. « Nous n’avons pas l’expertise d’un fonds sectoriel mais presque. En connaissant de mieux en mieux les sujets d’ENR et du médical, par exemple, avec deux investisseurs santé dans l’équipe innovation, mais aussi d’excellents profils dans le digital capable d’identifier très en amont les sujets qui vont sortir du territoire », poursuit Corinne d’Agrain, présidente du directoire d’Irdi Capital Investissement. Dotés de 85 M€ et lancés il y a deux ans, les deux derniers véhicules Irdinov 3 et Aelis 2 ont déjà investi dans 19 nouvelles start-up, contre 101 M€ dans 71 jeunes pousses dans les précédents millésimes. La société de gestion injecte des tickets entre 500 K€ et 1 M€ et compte des lignes comme Syntony, Ascendance Flight Technologies, Food Pilot, Abelio ou Exotrail dans son portefeuille.
Stratégie de co-investissement
Son homologue montpelliérain Sofilaro a quant à lui accéléré sur le capital-innovation régional il y a deux ans. Déjà active sur le segment, la filiale du Crédit Agricole du Languedoc a lancé au début de l’année 2023 le fonds Sofilaro Innovation doté de 35 M€, pour réaliser de l’amorçage en doublant ses équipes dédiées à l’innovation. « Nous faisons du capital développement et du capital-risque depuis quarante ans. Ce n’était pas une nouveauté au moment du lancement de ce fonds dédié, mais une volonté car l'écosystème est très dynamique. Nous recevons entre 50 et 60 sollicitations par an sur ce segment et opérons toujours en co-investissement. En ce, en tâchant à ne pas être lead, mais plutôt suiveur au côté d’un fonds sectoriel. C’est assez pertinent d’avoir un couple composé d'un acteur local, et d'un national, avec une expertise ou de fortes capacités à lever. C’est un tandem qui fonctionne bien », estime Patrice Roch, directeur général de la société de gestion héraultaise, ayant notamment investi avec Irdi Capital Investissement sur les levées de Scop3 et PeopleSpheres ou Supernova Invest dans le récent tour de Terakalis. Sofilaro a déployé 15 M€ sur les deux dernières années au travers de ce nouveau véhicule dédié, disposant d’un portefeuille comprenant Wheere, Aquatech Innovation, Matchers ou encore SeqOne. Il injecte jusqu’à 1 M€ dans le premier investissement et peut doubler la taille de son ticket sur les tours suivants.
Raréfaction des tours de plus de 20 M€
Derrière cette mécanique bien huilée du financement de l’amorçage, les start-up régionales peinent à réaliser des tours supérieurs à 20 M€. « En seed cela ce passe bien. Les série A et série B sont plus complexes à finaliser, pour les start-up, comme à l’échelle nationale. On observe de plus en plus de bridge », témoigne Corine d'Agrain. Selon les éléments de CFNEWS, seules quatre entreprises occitanes y sont parvenues depuis janvier 2024 contre 136, à l’échelle nationale : Cilcare (21 M€), Micropep Technologies (27 M€), SeqOne (20 M€) et la dernière en date Look Up Space (24 M€). Et elles sont huit à avoir dépassé le seuil des 15 M€ levés, en y ajoutant Tomorro (17 M€), Beyond Aero (18,5 M€), Before AI (15 M€) ou Kinvent (16 M€), avec très peu de fonds régionaux dans les transactions. « Par rapport à d’autres zones comme le Sud-Est, assez pauvre en écosystème d’amorçage, il y a ici en Occitanie de vraies équipes et des ressources pour faire les tous premiers tours. En revanche, les opérations de plus de 15 M€ restent toujours l’apanage des acteurs nationaux », abonde Nicolas Iordanov, chapeautant l’ensemble des opérations tech de la structure. Née à Toulouse en 2003, la société de gestion sort du lot en ayant une empreinte nationale en investissant dans tout le territoire avec notamment des participations dans Wecasa, La Première Brique ou le Mercato de l'Emploi. Avec 1 Md€ sous gestion et quatre bureaux non parisiens à Bordeaux, Marseille et Lyon, elle réalise une trentaine de transactions par an et intervient entre 2 à 30 M€ sur une famille de 3 véhicules actifs avec des tickets compris entre 2 et 5 M€, sur la partie innovation, comme par exemple un investissement dans le montpelliérain Mon Chasseur Immo. Sa poche peut monter jusqu’à 30 M€ sur des opérations de capital-développement. La tech représente 15 à 20 % du portefeuille. Ixo a bouclé le closing final de son principal véhicule de growth-buy out à 220 M€ fin 2024, et lève actuellement pour un nouveau petit fonds small cap sur des tickets allant de 2 à 7 M€. Côté sorties, elle a cédé récemment ses participations d’I-Run à Geneo Capital, ou encore de LID Technologies vendu au groupe coté Amphenol.
Problématiques de dimensionnement
Nicolas Iordanov confirme l’attractivité des deux métropoles régionales, avec des pôles complémentaires, mais dont les spécificités nécessitent des approches différenciées, avec des structures d’amorçage plus dynamiques qu’Aix-Marseille ou Nice, mais moins denses que Lyon ou Bordeaux. À Toulouse, il note toutefois des projets industriels complexes, à maturation lente, nécessitant de forts investissements sur les phases de prototypage ou de passage à l’échelle et une problématique d’adéquation avec les financiers. Ce qui conduit à un paradoxe régional où d'un côté les jeunes pousses profilèrent, avec des besoins de financement importants, mais ne peuvent solliciter les fonds locaux, faute d'enveloppes suffisamment profondes. Ce type de projet demande des cycles de financement longs, nécessitant souvent une syndication de tour, avec des investisseurs ayant des poches importantes, ou un recours au financement non dilutif, à l’image des développements de société comme Aura Aero ou Delair. « On veut des marqueurs de maturité, presque de capital-développement, quand on fait de l’innovation. Dans la tech industrielle, ces indicateurs arrivent plus tard. Et une fois qu’ils sont là, les projets ont atteint des dimensions très importantes et décollent fort. Il est alors difficile de se positionner », résume-t-il en citant l’entrée d’Ixo dans Exotrail en 2020 comme dernière fenêtre d’opportunité courte, sur un projet deeptech industriel.
Quand LBO rime avec Septeo
À l'autre bout du spectre du financement, seules sept sociétés de la tech d’Occitanie ont réalisé des LBO depuis le premier janvier 2024, d’après les données de CFNEWS, dont le troisième de Septeo, ayant fait entrer Téthys Invest et GIC avant d’accueillir quelques mois plus tard Bpifrance. Les autres sociétés ayant effectué des buy-out sont les toulousains Adveez et plus dernièrement Forsk, et les montpelliérains Geomesure, Synanto, Eliis et Seclab. « Beaucoup de structures à potentiel se construisent en autofinancement et sont éligibles au LBO. Avec pas mal de jolies entreprises sur le software. Elles n’ont pas encore fait d’opérations avec des fonds, sont très courtisées et réalisent plus de 10 M€ d’Ebitda, avec de belles maturités », indique Nicolas Iordanov. Fort de 420 M€ de chiffre d’affaires Septeo fait figure de phare au bord de la Méditerranée. « Il n’y a pas d’inconvénients majeurs à être à Montpellier. L’écosystème parisien est toutefois nécessaire et indispensable. Nous avons fait rentrer des actionnaires de niveau mondial. Nous les avons forcément beaucoup rencontrés à Paris. Sur les montants d’opérations qui sont les nôtres, il est impossible de trouver des fonds en région. Sur du small cap, on peut y arriver, mais c’est plus complexe sur du large cap. Il est aussi difficile de trouver des banques d’affaires ou des fonds à ce niveau d’investissement », pointe Hugues Galambrun, P-dg du groupe implanté à Lattes (34).
Prime à la patience
Détenu depuis 2020 par le fonds britannique Hg Capital, le groupe valorisé 3,5 Md€ connaît depuis une phase frénétique de croissance externe, avec une quarantaine de build-up sur ses marchés historiques de la legaltech et de la proptech, mais aussi une diversification dans de nouveaux segments comme celui des RH et du tourisme. La société à dimension européenne continue de se développer dans l’Hérault. Afin de se consolider, elle a même acheté des cibles basées à la fois à Montpellier et Toulouse, comme RG System, Consortium Immobilier, Cool'n Camp ou plus récemment Upsignon. « L’écosystème en Occitanie est très dynamique sur la tech. Il y a toujours besoin d’une locomotive, servant à créer des exemples. Cela prend du temps de développer un produit, créer de la clientèle et muter son modèle pour devenir rentable. Il n’y a pas de grandes entreprises technologiques qui se sont développées en quelques années. Y compris aux États-Unis. Une société comme la nôtre doit permettre de se décomplexer dans la capacité à faire grand. Il faut aussi apprendre la patience, les choses ne se font pas en deux ans », conclut le dirigeant pilier incontournable dans cette région de rugby.